Rivalités sur Internet : l’affrontement entre producteurs de contenus, médias sociaux et agrégateurs de contenus

Dans l’industrie des médias et des télécommunications, on observe des bouleversements violents qui nuisent à la répartition des revenus de l’industrie. Sur les marchés bifaces basés sur Internet, les producteurs et distributeurs de contenus se livrent une concurrence féroce pour obtenir les recettes publicitaires. L’émergence de nouveaux concurrents, les agrégateurs de contenus, désormais rejoints par les médias sociaux et les moteurs de recherche, a suscité un nouveau débat(1).

Par Carlos Winograd - Professeur associé à PSE, Maître de Conférences à l’Université d’Évry. 

QUI SONT LES AGRÉGATEURS DE CONTENUS ?

Les agrégateurs de contenus ou d’actualités présentent un résumé des informations publiées sur d’autres sites internet, ainsi que le lien vers le site en question et l’article complet. Ils vendent leurs services ou leur publicité, sans créer de contenu original, mais en se reposant sur le contenu référencé sur d’autres sites. L’impact des agrégateurs sur les producteurs de contenus en ligne se manifeste par deux effets contraires basé sur le nombre de visites(2) : d’une part, l’effet d’« expansion du marché » et, d’autre part, l’effet de « substitution du marché ».

L’effet d’expansion du marché implique que le trafic vers les sites internet du producteur augmente à chaque fois qu’un lecteur utilise un agrégateur d’actualités. L’effet de substitution du marché, quant à lui, signifie que les utilisateurs peuvent se contenter des informations publiées par le site internet de l’agrégateur d’actualités et qu’ils ne vérifient donc plus la source. L’agrégateur devient alors un concurrent de la source d’origine. Entre l’expansion du marché ou la substitution du marché, quelle est la force dominante dans la relation entre agrégateurs d’actualités et éditeurs de contenus ? La littérature existante révèle que l’effet d’expansion du marché prédomine(3). L’expérience trompeuse de l’Espagne suite à l’introduction d’une « taxe Google » en 2014-2015 illustre ce phénomène(4).

DISTRIBUTEURS DE CONTENUS, FACEBOOK, GOOGLE ET AUTRES

Le débat s’est concentré sur le rôle des agrégateurs d’actualités dont les acteurs majeurs sont les moteurs de recherche et les médias sociaux, désormais profondément imprégnés dans le quotidien de nombre d’individus. Six Américains sur dix de la Génération Y (entre 18 et 34 ans) utilisent Internet pour s’informer ; lire l’actualité en ligne constitue d’ailleurs le troisième motif de l’utilisation d’Internet dans cette tranche d’âge. En effet, les moteurs de recherche sont considérés comme l’outil le plus populaire et le plus efficace(5) et Facebook comme l’un des principaux véhicules d’accès à l’information : 62% des adultes disposent d’un compte Facebook et trois sur dix y consultent l’actualité(6).

EVOLUTION DES COMPORTEMENTS : DARWINISME OU PRODUCTION DE CONTENUS ?

Le débat a également permis de démontrer un changement significatif dans le comportement des consommateurs. Premièrement, les agrégateurs redirigent leurs utilisateurs vers un commentaire ou un article spécifique, en évitant la page d’accueil du site internet où sont présentés des publicités et d’autres contenus. Selon le New York Times, ce phénomène a eu pour effet de faire passer le nombre de visites sur sa page d’accueil de plus de 140 millions en 2011 à 60 millions en 2013(7).

Deuxièmement, l’interaction avec le site internet change en fonction de la manière qu’ont les utilisateurs d’y accéder. Si l’accès se fait via un moteur de recherche ou des médias sociaux, plutôt que par un accès direct à la page d’accueil du site internet, les effets sont les suivants : en moyenne, selon une étude de 2014, le temps passé sur le site chute de 4min36 pour passer à 1min42, le nombre de page visitées de 24,8 à 4,9 et le nombre de visites répétées de 10,9 à 3,1(8). Les visiteurs qui accèdent au site internet par le biais des médias sociaux ont un comportement différent du lecteur de journal typique. De plus, les journaux ne sont pas en mesure de pleinement monétiser ces visites d’un type nouveau. L’effet final sur la distribution de la publicité et des revenus des éditeurs demeure incertain.

DISTRIBUTION DE LA PUBLICITÉ, ABONNEMENT NUMÉRIQUE

Aux États-Unis, la publicité sur Internet, devenue le vecteur publicitaire dominant, a connu une expansion de 315 % entre 2007 et 2017 (21,2 milliards à 88 milliards USD). Tandis que la presse occupait la tête du classement en 2007, avec un marché s’élevant à 48,6 milliards USD, elle n’était plus qu’à la sixième place en 2017, du fait d’une diminution des revenus publicitaires de 65 % (17 milliards USD)(9). On estime que Google et Facebook concentrent aujourd’hui 65 % des revenus publicitaires en ligne aux États-Unis. La presse a réagi en imposant un « service payant » pour accéder directement à ses contenus. Néanmoins, cela ne s’avère pas suffisant.

D’une part, les utilisateurs se sont habitués à la gratuité des informations en ligne et ne sont pas prêts à payer pour consulter l’actualité (60 à 75 % des lecteurs déclarent n’avoir aucune intention de payer pour ce service, quel qu’en soit le prix)(10). D’autre part, certains sites d’information en ligne proposent des services gratuits qui répondent aux attentes d’une grande partie des lecteurs peu disposés à payer. Ce type de sites d’information peut être rentable grâce aux seuls revenus générés par la publicité en ligne, ce que ne peuvent pas faire les grands journaux. Enfin, l’abonnement en ligne n’a pas suffi à compenser la perte de revenus liée à la publicité(11). Si certains grands noms de la presse, comme le New York Times, le Wall Street Journal ou d’autres, estiment que le modèle de l’abonnement numérique est viable et rentable, ce n’est probablement pas le cas de la plupart des journaux régionaux ou de taille moyenne.

RÉGLEMENTATION ET ÉCONOMIE POLITIQUE : LE VENT SERAIT-IL EN TRAIN DE TOURNER ?

Google, Facebook et les géants d’Internet, considérés initialement comme de jeunes anticonformistes innovants, sont de plus en plus perçus comme des magnats menaçants. La pression exercée par les régulateurs, l’autorité de la concurrence, les législatures et les dirigeants du monde a modifié le paysage de l’économie politique. C’est pourquoi, il n’est pas surprenant de voir Mark Zuckerberg demander davantage de réglementation ou Google envisager la possibilité de partager les revenus de la publicité numérique avec les fournisseurs de contenus(12).

Les pressions exercées par les producteurs de contenus pour que soient instaurées des réglementations et des taxes (au niveau national) se sont avérées décevantes et le modèle économique des producteurs de contenus est remis en question. Cette redistribution des rentes va-t-elle conduire les fournisseurs de contenus à la faillite ? Allons-nous assister à une intégration verticale, par laquelle les médias sociaux et les moteurs de recherche achèteront les fournisseurs de contenus ? La qualité du contenu va-t-elle se dégrader en raison de l’échec de ce modèle économique ? Le modèle du New York Times peut-il s’appliquer de façon généralisée à l’ensemble de la presse ou s’agit-il seulement d’un produit de niche ? Le multimédia est-il la solution ou un problème supplémentaire ? Quelles réglementations et quelles politiques de concurrence seraient adaptées à cette industrie ? L’innovation technologique et les changements de comportement soulèvent de nombreuses questions encore sans réponses.

Cet article a été initialement publié dans la Lettre PSE n°38 (mars 2020), disponible ici en intégralitéRetour à la liste d'actualités