Aux Mureaux, rencontre avec une jeunesse engagée

Manon Ott et Grégory Cohen, tous deux cinéastes et chercheurs en sciences sociales, travaillent depuis 2010 au cœur de la ville des Mureaux (78). Leurs recherches et leurs rencontres les ont conduits à y réaliser plusieurs travaux. L’un d’eux, « De Cendres et de Braises », se présente à la fois comme un film documentaire (sortie au cinéma le 25 septembre) et un ouvrage de sciences sociales (parution le 19 septembre aux éditions Anamosa). Ce film et ce livre de Manon Ott interrogent le passé et le présent des habitants et de leurs banlieues. Extraits choisis.

La plupart des quartiers HLM de la ville des Mureaux ont été construits dans les années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine d’automobiles Renault-Flins située à quelques kilomètres.

L’histoire ouvrière de ce territoire, qui croise celle de l’immigration et celle de l’urbanisation, m’apparaissait comme singulière et emblématique à la fois, tant on pouvait y lire les grandes mutations de notre société contemporaine. […]

Lorsque Grégory Cohen et moi-même nous sommes rendus pour la première fois aux Mureaux, en 2010, nous y avons découvert des quartiers en cours de rénovation urbaine. Plusieurs des quartiers HLM de la ville étaient en chantier. Une tour, dans la cité de la Vigne Blanche, venait d’être détruite et de nombreuses autres le seraient les années suivantes.

 

Derrière ces images de démolitions, une page de l’histoire de ce territoire semblait se tourner. D’ailleurs, dans leurs représentations médiatiques, ces quartiers étaient souvent dépeints dans une sorte de présent permanent, si ce n’est comme des lieux sans histoire. Pour repolitiser le regard sur ces espaces, il me semblait pourtant nécessaire de revisiter leur histoire, à la fois ouvrière et d’immigration, d’étudier les luttes qui les ont traversés et d’y repenser la question sociale.

Comment vit-on aujourd’hui dans ces anciennes banlieues ouvrières ? Des luttes sociales du passé à la précarité actuelle, que reste-t-il du monde ouvrier ? De quelles ruptures mais aussi de quelles continuités l’histoire de ce territoire est-elle tissée ? Comment les nouvelles générations voient-elles ce passé ? Qu’est-ce qui se réinvente derrière les décombres des démolitions, mais aussi dans les cendres du mouvement ouvrier ? Quels mouvements politiques plus récents ont émergé de ces quartiers ? Comment s’y engage, ou non, la jeunesse actuelle ?

À la façon d’un archéologue, il s’agissait de découvrir les couches d’histoire successives dans lesquelles prennent racine les réalités actuelles de ces quartiers mais aussi le regard qu’on leur porte afin de mieux cerner les enjeux d’autres représentations.

Pendant trois années, je me suis donc rendue régulièrement dans les cités des Mureaux, j’y ai travaillé avec les associations et rencontré de nombreux habitants, avant d’y habiter durant une année.

[…]

La Vigne Blanche

Au cours de nos premières années de recherche aux Mureaux, Grégory et moi avons noué des liens avec un groupe de jeunes habitants de la Vigne Blanche, ayant créé une association (CROMS) au sein du quartier. Âgés de 25 à 35 ans, certains d’entre eux ont suivi des études et presque tous travaillent. Avec leur association, ils s’engagent dans leur quartier. Ils font partie de ces invisibles.

Amis depuis l’enfance, ils sont une quinzaine – une douzaine de garçons et trois filles – et se voient régulièrement. Tous ont grandi à la Vigne Blanche. Leurs parents sont pour la plupart originaires de régions rurales du Mali ou du Sénégal.

Leurs pères ont travaillé comme ouvriers spécialisés (O.S.) sur les chaînes de Renault-Flins, où ils n’ont généralement pas connu d’évolution dans leur carrière. Leurs mères ont rejoint leurs époux à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, dans le cadre du regroupement familial.

Les CROMS sont donc des « enfants de Renault », comme une grande partie des jeunes qui grandissent à la Vigne Blanche. Nés dans les années 1980 ou 1990, plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui mariés et ont des enfants.

Quand nous nous sommes connus, ils avaient quasiment tous un emploi, excepté deux d’entre eux qui étaient depuis peu au chômage, et une, plus jeune, qui faisait des études de comptabilité. N’ayant pas obtenu de logement aux Mureaux en quittant le foyer familial, plusieurs ont déménagé dans des cités HLM d’autres villes du département, mais ils reviennent très fréquemment dans le quartier, où ils ont toutes leurs attaches familiales et amicales. La Vigne Blanche reste leur « QG ». Tout le monde les connaît. Dans le quartier, on les appelle les « CROMS ».

 

Citoyens réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale.

KROM, c’était le nom qu’ils avaient donné à leur bande quand ils étaient jeunes, et qui était à l’origine le « blaze » de l’un d’entre eux. C’est devenu l’appellation de la partie du quartier dans laquelle ils habitent.

 

Quand tu dis “je vais au KROM” dans le quartier, tout le monde sait où ça se trouve.

Quand il a fallu trouver un nom pour leur association quelques années plus tard, KROM est devenu les « CROMS » : Citoyens réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale. L’association organise des événements sportifs et culturels (concerts de rap, tournois de foot…) destinés aux jeunes du quartier, ainsi que des actions de solidarité avec les plus démunis. Ils sont par exemple engagés dans l’aide aux migrants.

Depuis plusieurs années, ils organisent notamment des collectes de nourriture et de vêtements pour les migrants qui dorment dans les rues parisiennes, notamment, depuis la fermeture du camp de Calais, près des métros La Chapelle ou Jaurès. Quelques années plus tôt, ils avaient également organisé un soutien et des collectes pour les migrants qui dormaient à Montreuil sur un terrain de foot après avoir été expulsés d’un squat rue des Sorins.

Renault, le lien commun ?

Presque tous ont en commun d’avoir travaillé chez Renault, en moyenne entre 6 et 36 mois, dans le cadre de contrats d’intérim, de stages ou de remplacements d’été. Abdoulaye, surnommé « Mao », raconte (entretien réalisé en 2012) :

 

Mon père est né en 51 au Mali. Il est arrivé en France en 71. Ma mère, elle, est née en 62 et l’a rejoint au début des années 1980. Nous avons tous la même histoire : nos pères sont arrivés en France au début des années 1970 et ont travaillé chez Renault. Aujourd’hui, mon père est à la retraite. Depuis deux ans, il vit au Mali. Là-bas, il a fait construire une maison. Nous sommes neuf enfants dans la famille. Ma mère travaille. Elle fait des ménages. Depuis que mon père a arrêté de bosser, en 2003, c’est comme s’il avait rajeuni de 10 ans ! C’est pas étonnant, vu les conditions de travail chez Renault. J’ai travaillé à la chaîne en même temps que lui. Directement après l’école, j’ai fait deux fois 18 mois à l’usine, puis une autre fois 6 mois. Je travaillais sur les portes des voitures. C’est mon père qui venait m’apporter le thé à l’atelier. Découvrir le travail que mon père a fait toutes ces années à l’usine, ça a été un choc : je peux pas oublier cette image.

Avec les CROMS, et notamment Mao, nous nous sommes régulièrement rencontrés pendant mes années de recherche aux Mureaux et, depuis, nous avons toujours gardé un lien. Grégory et moi nous rendions à chaque événement organisé par leur association, pour laquelle nous avons également réalisé des vidéos. Nous avons partagé avec eux de nombreux moments et débats, mais aussi des soirées, des barbecues pendant les beaux jours, ou encore des concerts de rap, aux Mureaux ou à Paris.

L’usine comme repoussoir

Le sentiment que leurs pères ont été exploités et n’ont jamais été reconnus, notamment parce qu’ils n’ont pas eu d’évolution dans leur carrière, fait apparaître l’usine, à leurs yeux, comme un repoussoir. Ce sentiment est partagé par de nombreux autres jeunes rencontrés aux Mureaux.

Les CROMS expliquent ainsi que leurs propres expériences en usine les ont convaincus de chercher du travail ailleurs que chez Renault. Ils ne veulent plus de ce travail aliénant, que seuls les derniers venus pouvaient encore accepter. Leurs pères, disent-ils, vivraient mal que leurs enfants fassent le même travail qu’eux. Ces derniers se sont sacrifiés pour offrir une vie meilleure à leurs enfants, pour qu’ils aillent à l’école. Les retrouver à côté d’eux sur une chaîne de fabrication de voitures serait un échec. D’autant plus que les CROMS sont tous allés à l’école et ont des diplômes. Ils sont aussi les enfants de cette démocratisation ou massification scolaire déjà étudiée par Stéphane Beaud.

Le temps révolu de la société salariale

Aujourd’hui, plus aucun des CROMS ne travaille chez Renault. Ils ont trouvé des emplois dans d’autres secteurs, essentiellement dans les services : en tant qu’électricien, chauffeur de bus, livreur, gardien d’immeuble, ingénieur informaticien ou encore comptable. Plusieurs sont également agents de sécurité.

L’un d’eux, Brahim, a créé une petite entreprise de nettoyage aux Mureaux. Mais d’autres changent régulièrement de travail, à l’instar de Mao qui, en cinq ou six ans, a travaillé successivement, et parfois en même temps, comme livreur chez UPS et comme chauffeur Uber, avant de trouver un emploi de gardien d’immeuble dans une cité HLM de Trappes, puis de travailler de nouveau comme livreur, chez DHL cette fois. Au moment du tournage du film, Mao était livreur pour UPS. Il est intérimaire, comme une partie de ses camarades qui sont également employés avec des contrats précaires.

Pour cette nouvelle génération, le temps où la « société salariale » assurait une pérennité de l’emploi est révolu. Ceux qui travaillent sont de plus en plus fréquemment embauchés en contrat provisoire et d’autant plus sujets aux fluctuations de l’emploi. Ainsi que le remarquaient déjà Stéphane Beaud et Michel Pialoux en 1999,

 

Malgré l’effondrement de la classe ouvrière, le monde ouvrier n’a pas disparu. Mais, on l’a constaté, la condition ouvrière s’est profondément transformée au cours de ces vingt dernières années : elle a perdu une assise dans le monde industriel et s’est plutôt développée dans le secteur tertiaire du fait de la prolétarisation des employé·e·s.

Des jeunes atomisés

Ce qui fondait les bases et la stabilité du monde ouvrier, permettant en retour des solidarités, s’est désagrégé, rendant de plus en plus difficile une identification positive au groupe ouvrier, avec des conséquences sur la socialisation politique de ces nouvelles générations. Les services, au sein desquels sont embauchés ces jeunes, sont un secteur sans véritable tradition syndicale, comparé à celle qui existait dans les usines. Ils sont ainsi de plus en plus atomisés sur leurs lieux de travail et coupés des formes de représentations traditionnelles des travailleurs, ainsi qu’en témoigne Mao lorsque je le filme pendant une de ses journées de travail pour UPS :

 

On a un délégué mais on se prend pas la tête. Aller le voir ne va pas vraiment servir. Moi, si j’ai un problème, je le règle tout seul : je vais voir ma responsable. La livraison, c’est individuel. D’ailleurs, on n’a pas tous les mêmes salaires. Mon salaire, je l’ai négocié tout seul. La livraison, c’est différent de Renault, c’est plus individuel.

L’émergence du salarié de la précarité

Dans la société du précariat, l’horizon de ces jeunes est bouché. Même s’ils trouvent du travail, ils vivent un décalage entre leurs aspirations, leurs formations et les emplois qu’on leur propose. « Ici, on est tous diplômés, mais quand t’as pas le choix, tu vas te lever à 4 heures du mat pour aller porter des parpaings ! » dit Abdou. Le travail n’est plus un moyen d’ascension sociale, encore moins d’émancipation personnelle. Aucun ne croit en la possibilité d’instaurer des rapports de force sur leurs lieux de travail tant les collectifs y ont été partout écrasés. Comme le rappellent les sociologues déjà cités :

 

Ce qui a largement disparu au cours de ces vingt dernières années, c’est la figure du “travailleur”, fier de son travail et de sa contribution à la production, ou celle de l’ouvrier, adossé et soutenu par la “classe”, porteuse d’histoire et d’espoirs politiques. Il s’est construit une autre image, celle du “salarié de la précarité”, de l’opérateur, de l’ouvrier taillable et corvéable à merci, réduit à sa seule dimension d’ouvrier interchangeable, sans conscience de soi.

Nous sommes là pour vous protéger de nous-mêmes !

Quand ils débattent de la « crise », les CROMS, conscients de leur position sociale, poursuivent pourtant leur analyse critique : « si ceux d’en haut ils ont la crise, nous, on a la double crise alors ! »

Nous sommes loin de la figure du « jeune en galère » qui n’alternerait qu’entre rage et apathie, violence et résignation fataliste, et qui ne saurait s’exprimer si ce n’est par des cris de rage.

Loin aussi de la « figure inversée de l’ouvrier » à laquelle conduirait cette expérience de la galère. Ni délinquants ni même chômeurs, ces jeunes travaillent, essentiellement dans les services (l’aide à la personne, la livraison, la sécurité…). Un secteur qui ne pourrait fonctionner, justement, sans l’existence des habitants des quartiers populaires, et qui s’est lui aussi prolétarisé.

Dans une pièce de théâtre (Ahmed Madani, Les Illuminations) qui se jouait à Mantes-la-Jolie, un jeune comédien de la cité du Val Fourré incarnant son propre rôle d’agent de sécurité s’écriait sur scène :

 

Nous sommes là pour vous protéger de nous-mêmes !

 

Ironiquement, les « jeunes de cités » vus comme source d’insécurité travaillent dans ces services destinés à veiller à la sécurité de la société. Loin d’être des « exclus », ils incarnent plutôt la figure d’un nouveau prolétariat, à la fois flexible et précarisé.

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