Réflexions de Frédéric Lordon sur la société à l'Université d'Évry

Frédéric Lordon, référence majeure dans le paysage intellectuel en France, est intervenu à l’Université d’Évry le jeudi 11 avril à la demande du département de sociologie et du Centre Pierre Naville sur le thème « A quoi tient une société ? ».

Synthèse de la conférence

Frédéric Lordon est d’abord un économiste très reconnu de « l’École de la Régulation » qui s’est tourné ces dernières années vers la philosophie et s’est appuyé sur l’œuvre de Baruch Spinoza pour appréhender les dynamiques sociales, politiques, économiques et « passionnelles » de nos sociétés. C’est un analyste rigoureux des politiques économiques et sociales et des événements de société les plus significatifs (Nuit debout, Gilets jaunes, etc.).  Lors de cette conférence, Frédéric Lordon a d’abord répondu aux questions de Daniel Bachet et de Victor Collard avant que ne s’engagent les échanges avec le public présent dans la salle (étudiants et enseignants).

Frédéric Lordon a rappelé que les « idées » n’ont d’ancrage et de force dans notre esprit qu’en tant qu’elles nous affectent c’est-à-dire littéralement, « parce qu’elles nous font quelque chose ». Une idée abstraite, détachée de toute émotion qui ne nous touche pas, ne nous impressionne pas, ne peut en fait ni nous intéresser ni nous convaincre. Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie comme l’écrivait Pierre Bourdieu. Une idée vraie ne peut donc l’emporter que si l’émotion qu’elle véhicule l’emporte sur les émotions attachées aux contre-vérités qu’elle combat.

Venu évoquer son travail en général et son dernier ouvrage en particulier, La condition anarchique, Frédéric Lordon a souligné que ce sont nos « affects collectifs » qui sont au fondement de la valeur que nous prêtons aux objets que nous souhaitons acquérir, mais aussi aux individus dont la « grandeur » serait une propriété prétendument naturelle. Les valeurs sociales sont en chaque cas le résultat de valorisations communes soutenues par des polarisations d’affects faisant émerger ces affects communs plus ou moins durables. C’est pourquoi, dans le champ axiologique c’est-à-dire dans le champ des valeurs sociologiques et morales, qui sont aussi politiques, ont lieu des batailles pour « donner du sens » et faire tenir cette société. Des batailles menées par des forces sociales pour faire valoir leur assertion en vue d’imposer une « vision du monde » plutôt qu’une autre. Autrement dit, une « communauté politique » se forme dans le jeu des passions et des idées pour construire ses institutions, ses règles et ses lois.

Les champs économique et politique  par exemple sont depuis longtemps les lieux d’une lutte pour l’imposition d’une certaine représentation légitime de la propriété et du profit. La lutte est dominée par le discours performatif des propriétaires, des actionnaires de contrôle mais également des dirigeants et des managers au sommet des organisations. Ces agents dominants ont réussi à construire un ordre symbolique et politique légitime qui repose sur l’imposition de structures cognitives dont la force et la cohérence tiennent à leur accord apparent avec les structures objectives du monde économique et social. Ainsi, ce sont des pouvoirs d’affecter adossés à des institutions qui ont conduit à instituer la « rentabilité financière » comme norme dominante de nos sociétés.  Mais comme le rappelle Frédéric Lordon, il pourrait en être autrement. En régime de « fonctionnement courant » en effet, le poids de détermination des institutions l’emporte. Mais si les institutions tombent dans l’abus et liguent les hommes et les femmes dans un « affect commun d’indignation » dirigé contre elles, alors ces institutions seront menacées de renversement.

Pour sortir de la « crise de structure » que nous traversons depuis quelques années, des forces politiques et des mouvements sociaux se mettent en mouvement afin de produire des transformations profondes. Les moyens des uns et des autres sont inégaux mais il s’agit pour chacun de capter les courants d’affects, de les mettre derrière leur propre assertion en construisant le rassemblement des passions autrement. Ce sont alors celles et ceux qui ont réuni les plus grandes intensités passionnelles qui l’emportent.

Ainsi, à côté de ses travaux philosophiques et théoriques, les analyses de Frédéric Lordon ont pour propriété d’ouvrir des  perspectives en vue de l’action collective. Pour sortir d’une finance dérégulée qui détruit l’environnement et les ressources de la planète, il est  possible de faire référence à l’une des mesures opératoires qu’il a mis en avant : le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin) ou encore « marge actionnariale limite autorisée ». Le SLAM est une proposition de transformation en profondeur des structures de la finance. Il s’agit  d’arraisonner la finance et de raccourcir les prétentions actionnariales.

Mais on pense également aux propositions de Frédéric Lordon concernant la socialisation du crédit et des banques, les formes adaptées et intelligentes de protectionnisme afin de ne pas détruire le travail, les systèmes de protection et les retraites par une mise en concurrence généralisée des systèmes sociaux et fiscaux. On pense aussi aux ouvertures de Frédéric Lordon sur les « récommunes » qui s’attaquent au cœur du rapport salarial et à la subordination hiérarchique dans les organisations. A cet égard, la remise en  question du rapport capital/travail, attentatoire à l’idée d’égalité des femmes et des hommes en droit et en dignité puis la promotion d’une « démocratie radicale partout », ne sont-elles pas les premières étapes d’une émancipation collective au regard du travail salarié et pour une sortie du capitalisme. 

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